Société

Dénonciation, politique et anonymat

Parmi les nombreux textes rédigés par Caroline Laplante, dans Le Mobiles au fil des années, le comité de rédaction a retenu l’un de ceux qui abordaient un sujet cher à son cœur de féministe.

Écrit en 2014, vous constaterez sa pertinence actuelle. Nous vous proposons donc, à titre d’hommage posthume, l’excellent article : «Dénonciation, politique et anonymat ».

Je lis les témoignages publiés sur la page Facebook Agression non dénoncée. Je lis à petite dose pour ne pas être submergée par une vague de tristesse et de colère, pour prendre le temps de digérer toutes ces histoires horribles et banales que les femmes, et quelques hommes partagent très souvent sous le couvert de l’anonymat. Des histoires d’enfances bafouées, d’adolescences écrasées, des vies empêtrées dans le doute, la honte, le déni, dans la peur d’être réduite à un statut de victime en prenant la parole. Je lis aussi entre les lignes, parfois, la fierté d’avoir eu la force de dire, de partager. Ce sont des témoignages qui nous ramènent 40 ans en arrière. Ce sont des témoignages qui font mal en ce sens qu’ils donnent l’impression, malgré le chemin parcouru, d’avoir abandonné nos sœurs derrière les portes closes de l’intimité.

Ce qui m’a frappée au départ c’est ce désir de ne pas recevoir le stigmate de victime de ces crimes. Ce besoin aussi parfois de partager la culpabilité : je savais que je n’aurais pas dû sortir si tard, fréquenter ces personnes, boire autant… Cette peur d’être reconnue, de se reconnaitre comme victime, comme si avoir été victime d’un crime nous définissait pour la vie. Et cette peur, nous nous la faisons servir depuis des années, nous nous la servons à nous-mêmes aussi.

Le refus de cette acceptation (je ne suis pas une victime) se produit dans un contexte particulier. Un contexte où le néo-libéralisme et le patriarcat marchent main dans la main, un contexte où le néo-libéralisme et le patriarcat protègent les agresseurs pour ne pas avoir à identifier les coupables (peut-on sérieusement expliquer autrement le faible cas de dénonciation à la police et les peines clémentes encourues par les agresseurs ?) Nous ne sommes pas victimes, victime n’est pas un état, c’est le reflet d’un acte du passé sur lequel on n’a aucun contrôle et avec lequel on doit apprendre à vivre. Un acte du passé où le soi a été nié, bafoué. Un acte du passé qui ne nous définit pas à tout jamais. Se voir refuser le droit de se reconnaitre victime d’un crime aussi haineux qu’une agression sexuelle, c’est se voir nié, encore une fois en tant qu’être humain. C’est voir la société en entier abandonner le pouvoir aux mains des agresseurs qui, eux, continuent de s’en tirer sans trop de dommages.

Ces agressions qui ont lieu dans la sphère privée, en les regardant d’un point de vue politique, deviennent autant d’arguments pour un changement en profondeur des relations de pouvoir entre les sexes. Des relations qui sont teintées dans de trop nombreux cas, dans de trop nombreuses circonstances de ce conditionnement bien ancré dans la tête des femmes, ce conditionnement qui dit que les hommes ont autorité sur nos corps ou que la sexualité des hommes est faite de pulsions incontrôlables. Que reflète ce pouvoir indu de certains hommes sur les femmes dans la sphère privée, alors que dans la sphère publique, les femmes ont atteint (même si nos droits sont en perte de vitesse) une égalité -supposément- de droit ? Que reflète le peu de considération dont sont victimes -encore- les personnes qui osent dénoncer les abus à la police, devant les tribunaux ? Que reflète le double standard que vivent les personnes victimes d’agressions sexuelles versus les personnes victimes de tout autre crime particulièrement dans la peur viscérale des fausses dénonciations ? Le privé est politique. Le privé est un lieu de choix pour enseigner à 50 % de la population qu’elle n’a pas mot au chapitre, que le pouvoir, le vrai pouvoir est l’affaire de l’autre, qu’une victime n’a pas de voix.

Alors, poursuivons la discussion.

Dans cette vague de prise de parole commune, les personnes qui ont été victimes d’agression sexuelle parlent d’une même voix, dans ce chœur assourdissant de récits que nous connaissons toutes et tous trop bien. Ces voix qui se croisent, parfois associées à un prénom, parfois à un nom, le plus souvent anonymes s’additionnent et forcent sinon l’admiration, du moins la reconnaissance du vécu et soulignent l’importance de l’anonymat dans la prise de parole publique. L’anonymat est un pouvoir politique, et bien qu’il soit utilisé parfois à mauvais escient, il permet surtout à des personnes de reprendre du pouvoir sur leur vie en leur permettant de prendre la parole, en leur permettant ce choix qui leur serait refusé parce que la parole des personnes victimes d’agression sexuelle est la plupart du temps mise en doute, la parole de femmes dans près de 80 % des cas. Permettre aux personnes de témoigner de façon anonyme c’est leur redonner la réalité de leur vécu et ainsi ouvrir la voie de la guérison.

Post-Scriptum :

Hommage  à  Madame Caroline Laplante,  précieuse collaboratrice au Journal Mobiles

C’est avec grand regret que Journal Mobiles a été informé du décès ce 15 avril 2023 d’une précieuse collaboratrice au Journal, Madame Caroline Laplante. Originaire de St-Jude, Caroline Laplante est une artiste multidisciplinaire détentrice d’un diplôme de deuxième cycle en Étude de la pratique artistique donné par l’Université du Québec à Rimouski (UQAR). À l’automne 2022 elle terminait sa Maîtrise en étude des pratiques psychosociales, à l’UQAR, et débutait la recherche pour un doctorat en recherche-création.

Caroline s’est impliquée bénévolement au journal pour la rédaction de plus d’une quarantaine d’articles et de récensions de lectures féministes, sociales et politiques entre 2013 et 2017. Elle s’est aussi impliquée bénévolement à titre d’administratrice sur le conseil d’administration du journal durant la même période.

Ses écrits ont dépassé largement le rayonnement local et régional attendu d’un média communautaire, ses articles ayant été relayés partout au Québec, au Canada, et même en France où un nombre important de personnes la suivait à chaque parution sur la page Facebook du Journal Mobiles. Sa façon professionnelle et toujours délicate de traiter des sujets féministes tel que la disparition de femmes autochtones au Canada, ainsi que ses grandes connaissances et érudition dans les enjeux sociaux et politiques locaux, provinciaux et nationaux en ont fait une plume exceptionnelle du Journal Mobiles.

Elle aura à son tour été le sujet de plusieurs articles du Journal par la suite, à titre d’artiste multidisciplinaire.  D’abord en qualité de boursière du Conseil de la culture de la ville de Saint-Hyacinthe l’ayant menée à faire une résidence d’artiste chez Sylvie Tourangeau, une renommée formatrice spécialisée en art performance. Puis comme boursière dans le cadre du programme de médiation culturelle de la ville de Saint-Hyacinthe, où elle a réalisé de concert avec le Centre de femmes l’Autonomie en Soie le projet « Le fil de la conversation » avec des résidentes de la résidence Saint-Hyacinthe, à Douville. Ces ateliers de broderie artistique avec Caroline Laplante ont mené à la création d’une robe médiévale pour laquelle les participantes ont brodé des ornements, œuvre ayant été exposée à l’été 2018 au Centre Humania, à Saint-Hyacinthe.

Journal Mobiles offre toutes ses sympathies à sa famille, ami.e.s, ainsi qu’à toutes ses lectrices et lecteurs.

La direction de Journal Mobiles et le C.A. du Journal Mobiles