Anne-Marie Aubin
Célébrer, le temps d’une nuit
Hélène Frédérick, romancière et poète, a grandi à Saint-Ours et vit à Paris depuis 12 ans. Auteure de deux romans (La poupée de Kokoschka [2010] et Forêt contraire [2014]), ainsi que d’un recueil de poésie (Plans sauvages [2016]), elle s’est inspirée des souvenirs de son enfance dans la région pour créer son troisième roman : La nuit sauve. Elle donne ici la parole à trois personnages adolescents le temps d’une nuit sans lune annonçant un drame.
Des exclus entre deux âges
Fred, Mathieu et Julie, à tour de rôle, racontent cette soirée de fin d’année scolaire inaugurant les vacances. Nous sommes en 1988, l’été est bien installé, des jeunes du village réunis autour d’un feu de camp en bordure d’un champ de maïs s’observent, attendent… C’est le début de quelque chose d’autre.
Tous sont en quête. Ils cherchent à séduire, imaginant leur avenir très différent de celui de leurs parents : « De toute façon pour moi tout sera différent, je me dis. Je vieillirai moins, je vieillirai mieux, ou bien je vieillirai jamais. » Fred, le mal-aimé, alimente le feu en silence. Mathieu, DJ pour la soirée, joue le séducteur, mais souffre intérieurement depuis l’enfance : « Ma voix de soprano faisait rire les autres à l’école. » Dans ce village où la culture n’existe pas sinon dans les champs de maïs, il choisit de charmer avec ses muscles et sa moto. Pour sa part, Julie développe une amitié fusionnelle avec Sophie. Elle aime provoquer : « Les gars ne supportent pas qu’on n’ait pas besoin d’eux. […] C’est à la pomme d’Adam de François que je pense cette nuit en effleurant les petits seins de Sophie. »
La romancière exprime bien le malaise qui accompagne cette période sombre entre l’enfance et l’âge adulte. Un trop-plein d’énergie, d’hormones, de tensions s’installe ; une violence contenue plane à la manière d’un volcan.
« Si ce poing ne frappe personne cette nuit, je me demande ce qui se passera, mais le volcan est là, chose certaine, il fume, et c’est brûlant en dedans. »
Les mots qui sauvent
En cachette, Fred lit L’épreuve des hommes blancs, roman à l’étude dans son cours de français. Au fil des mots, il fantasme alors qu’apparaît sa professeure leur faisant la lecture. Plus tard, seul, il annote son livre dans les marges : « Grâce à ce matériau des mots, les limites deviendraient prolongement, il y aurait métamorphose. Il y aurait construction, il y aurait invention. »
À la suggestion de François, son professeur d’histoire, Julie lit Régine Deforges : « J’ai dévoré la série d’ouvrages recommandés, dont il me demandait, en toute non-innocence de prof, des comptes rendus. Les joues en feu quand j’évoquais devant lui Léa et sa bicyclette, moins lorsque j’abordais l’Occupation allemande, tandis que lui déglutissait avec effort les yeux rivés sur ma bouche. »
Hélène Frédérick joue habilement avec les mots et leur symbolique, créant des images fortes et troublantes tant dans les monologues des personnages que dans celui de ce quatrième narrateur qui sait tout ce qui va arriver, révélant des informations au compte-gouttes à la manière d’un suspense : « Il n’y avait plus que des braises d’un rouge orangé, la chaleur s’était enfin muée en fraîcheur. Le matin bientôt là, la besace d’histoires à dormir debout s’allégeait. Il leur en resterait des envies sauvages qu’il vaudrait mieux oublier dans le monde qui les attendait. »
Voilà un roman d’une grande sensibilité, laissant place à des thèmes d’actualité, dont le droit à la différence.
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FRÉDÉRICK, Hélène. La nuit sauve, Paris, Éditions Verticales, 2019, 177 p.
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