Chronique
Manifestation féministe non-mixte

Lettre à mon amie Valérie

Image pour les listes
Il y a deux semaines, sortait dans les médias que le projet de loi 20 imposé par Gaétan Barrette au système de santé et de services sociaux aurait des impacts importants sur l’accès aux IVG (Interruption volontaire de grossesse). S’est organisée alors une manifestation féministe d’ampleur afin de dénoncer les effets dramatiques sur les femmes de ce projet de loi. Suite à cette manifestation, plusieurs femmes ont exprimé leur désir de faire une autre manifestation, non-mixte cette fois, dans le but de mieux faire entendre leurs voix, et qu’elles ne se noient pas dans le concert de voix masculines… comme lors de la première manifestation. Cela a eu un effet monstre sur les réseaux sociaux, les uns reprochant aux unes de vouloir marcher sans leur présence. C’est de cette façon que nous en sommes venues à discuter de l’importance (ou pas, selon plusieurs) de la non-mixité dans le mouvement féministe.
 

Chère Valérie,

Lorsque je me suis couchée, hier soir, j'ai réfléchi à ce que j'avais lu (jusqu'alors) sur ton fil de discussion facebook concernant la prochaine manifestation féministe non-mixte, et à ce que j'avais amené comme point de vue différent arguant en faveur de la non-mixité. Ça partait en fait de mon expérience à la fois personnelle et professionnelle. D'un point de vue personnel, j'ai été active dans des groupes de femmes depuis le début des années 2000, pour organiser les 8 mars à Saint-Hyacinthe. Nous nous réunissions plusieurs femmes de différents milieux, organismes communautaires, syndicats, citoyennes. Dès le début, le fait que les hommes n'étaient pas invités à cette table d'organisation a posé problème. Pour les hommes. Nous avions à défendre que nous souhaitions parler de la réalité que nous connaissions la mieux, pour la vivre tous les jours depuis notre naissance: être femmes. Et si l'organisation se faisait par et pour les femmes, l’événement du 8 mars, lui, était ouvert autant aux hommes qu'aux femmes. L'idée d'organiser l'événement par les femmes,  permet aux femmes qui sont le sujet de la non-égalité entre hommes et femmes et premières victimes du patriarcat de passer du statut de ''victimes'' à celui d'actrices,  celles qui œuvrent à leur propre émancipation, guérison, etc.

À propos de la manifestation non-mixte, ça devient à la fois selon moi un statement politique (empowerment, réappropriation de pouvoir sur sa vie) mais aussi une façon de se guérir des abus et des agressions passées. L'empowerment, c'est plus dans ma sphère professionnelle, mais pour moi ça  rejoint aussi l'intime. À l'organisme communautaire autonome alternatif en santé mentale où je travaille depuis 1999, nous avons comme principe central d'intervention d'être des témoins privilégiées, certes, des supporters, aussi, mais avant toute chose d'être une aide non invasive auprès des personnes qui habitent et qui fréquentent l'organisme et qui ont des problèmes de santé mentale. L'idée, c'est de les aider non pas d'une façon à les prendre en charge d'une façon ou d'une autre, mais bien au contraire de les aider discrètement, les accompagner, afin qu'ils développent leur autonomie, et chemin faisant, l'estime de soi et la confiance en eux et elles. Comme intervenantes, notre travail devient un peu étrange, parce qu'il consiste essentiellement à ne pas trop intervenir, et à être là pour voir se déployer les potentiels de rétablissements de la personne. Aussi, on reconnaît que malgré toutes nos merveilleuses façons d'accompagner les personnes (!!! mettons !) que l'entraide, le fait que les personnes qui ont des problèmes de santé mentale s'apportent mutuellement du support, de l'aide, est central dans le processus de rétablissement de chacun.e. Et ça, c'est complètement en dehors de notre action comme intervenantes, et tout ce qu'on peut faire est de procurer le contenant (un local, par exemple) et de servir d'intermédiaires entre les personnes qui nous consultent. 

Et bien pour moi, l'approche de réappropriation du pouvoir sur sa vie que nous préconisons dans les organismes alternatifs en santé mentale rejoint parfaitement la philosophie féministe qui sous-tend des moyens d'agir comme la non-mixité. En favorisant le « par et pour », les hommes peuvent reconnaître que nous ne sommes pas des victimes passives, mais que nous sommes aussi nos propres « sauveuses », si on veut. On sort des vieux archétypes qui disent que les hommes sont les merveilleux sauveurs des femmes (On se rappelle une couple de contes de fées avec Prince charmant sauveur et princesse en détresse). Ça ne veut pas dire que nous n'ayons pas besoin des hommes pour déconcrisser cette société malade, patriarcale et capitaliste pourrie jusqu'à la moelle. Au contraire ! Il y a énormément de sphères de pouvoir et d'agir qui sont mixtes et qui appellent à la collaboration mais je crois qu'il est toujours de mise de se rappeler que peu importe les luttes de résistance aux pouvoirs établis visant l'émancipation d'une population, que ça soit la lutte des noir.e.s et celles d'autres populations opprimées, il importe de se rappeler que nous sommes  les artisans de notre propre vie, de  notre propre devenir, et que ce sont aux personnes concernées directement  de ''driver'' les mouvements de leur propre libération. Nous, si nous ne sommes pas concerné, on est là, on appuie du mieux qu'on le peut, sans tenter de conduire leur  processus… Autrement dit, qui peut connaître mieux qu'elles et eux ce dont ils ont réellement besoin ? Qui de mieux placées que les personnes qui vivent l'oppression pour savoir ce que leur éducation comme personnes opprimées leur a fait vivre toute leur vie durant ?

Pour moi c'est ça le plus difficile que j'ai à faire tous les jours, à mon travail. : Travailler à ne pas leader la personne vers où je crois qu'elle serait bien (ce qui constitue  mon avis) mais bien l'accompagner où elle souhaite aller, elle. Ce qui veut dire la suivre, et non pas marcher devant…

Voilà, chère Valérie. J'espère que ce partage de mon expérience pourra éclairer ce pourquoi je suis farouchement, si j'ose dire, en faveur des manifestations féministes de non-mixité.