Félix Tremblay
L’anguille d’Amérique (Anguilla rostrata) est un poisson menacé qu’on croyait presque disparu de la Yamaska. Depuis les travaux au barrage Penman’s, en 2014, la passe migratoire qui permettait le déplacement des populations de poissons se devait d’être reconstruite et le ministère de l’Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs (MELCCFP) recommandait de procéder à un inventaire de la population d’anguille de sorte que cette infrastructure soit installée au bon endroit. Ce recensement a eu lieu cet été, du 30 juin au 15 août 2025. Il semblait donc approprié de parler de ce poisson et de ce qui le menace.
L’anguille d’Amérique a un cycle de vie fascinant. Il se reproduit dans une région de l’océan Atlantique qu’on nomme la mer des Sargasses, puis ses rejetons quittent leur lieu de naissance pour rejoindre, après parfois une migration de plus de 5000 km, les écosystèmes où ils vivront jusqu’à la maturité avant de refaire le voyage à l’envers pour se reproduire et mourir. L’ensemble de ce périple, de la naissance à la mort, s’effectue sur une période pouvant couvrir jusqu’à 23 ans. Comme si ce n’était pas assez impressionnant, certains individus migrent de la mer des Sargasses vers des eaux salées sur les côtes allant de l’Amérique centrale au Groenland, mais d’autres vont passer leur vie et acquérir leur maturité en eau douce, remontant les fleuves et rivières, allant parfois jusqu’aux lacs. Ce changement de milieu force les individus qui croîtront en eau douce à adapter leur physiologie à de très grandes variations environnementales deux fois dans leur vie. Ainsi, il leur faudra adapter leur vision en modifiant leur rétine, adapter leur tolérance aux variations de températures en modifiant leurs graisses corporelles et surtout passer de poisson d’eau salé à poisson d’eau douce en changeant ce qu’on nomme leurs mécanismes d’osmorégulation. Ce ne sont pas toutes les espèces qui sont capables de tels exploits.
La majeure partie de la vie des anguilles se passe donc dans des milieux qui diffèrent d’un individu à l’autre. Les eaux froides des côtes du Groenland, celle chaudes du golfe du Mexique, celles douces des Grands lacs ou de la Yamaska, toutes peuplées de proies et de prédateurs différents font en sorte que l’ensemble de la population est tributaire de gènes qui ont évolué à travers les âges dans des écosystèmes variés, ce qui favorise une grande diversité génétique, gage de résilience face aux perturbations environnementales. Notons que nos eaux douces régionales et l’écosystème de la Yamaska seraient particulièrement favorables à la survie de femelles de grande taille, ce dont la fraie dans la mer des Sargasses ne saurait se passer. Le fractionnement des habitats d’anguille, avec des barrages notamment, est donc un facteur important de la mise en danger de l’espèce. De plus, comme ce poisson met beaucoup de temps avant de se reproduire, chaque atteinte à une population aura des effets à long terme dont l’ampleur est difficilement prédictible. S’intéresser à ce poisson, c’est franchir un pas de plus vers sa sauvegarde.

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